CATÉGORIES

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Imprécise dans ses contours, la pensée catégoriale semble participer de la connaissance et du langage, de la logique, de l’ontologie, de la psychologie. Aussi sera-t-on porté à accentuer l’un de ces versants ou un autre. Chez Aristote, les catégories découpent les summa genera de l’être, en même temps qu’elles expriment les modes de la prédication. Leur fonction est éminemment épistémologique dans la Critique de la raison pure ; et la philosophie analytique du langage les associe surtout aux problèmes de la signification. Par conséquent, l’élucidation de la pensée catégoriale dépend, en partie, de l’usage qu’on en fait et de la portée qu’on lui reconnaît. Mais cette indétermination traduit aussi une surdétermination. Les catégories sont des notions «stratégiques»; susceptibles d’usages divers, elles circulent entre le syntactique et le sémantique et témoignent d’une pensée constructive.

La difficulté à saisir le statut des catégories s’énonce par quelques questions préjudicielles, qui n’ont jamais trouvé des réponses définitives: comment s’obtiennent les catégories, au nom de quels principes se trouvent-elles à chaque fois colligées, pourquoi choisit-on certaines catégories et non d’autres? La mise en accusation de la nature «rhapsodique» des tables de catégories (Kant, Prolégomènes... , § 39, à propos d’Aristote) est rituelle. Ensuite, on peut se demander: quel est le champ d’application de la pensée catégoriale et quelles sont les modalités de son intervention? Jouit-elle d’une autonomie authentique ou ne signifierait-elle pas, plutôt, l’hypostase des catégorisations grammaticales (ou, même, de données sociales, comme Durkheim l’a prétendu)? Comment, en outre, dissocier catégories et classifications? Enfin, le domaine catégorial s’épuise-t-il dans les catégories au sens «technique» (quantité, qualité, substance, relation, etc.), ou comporte-t-il aussi certaines oppositions conceptuelles très générales – les themata de Gerald Holton (1973, 1975) –, telles les «grands genres» du Sophiste , ou les paires de la «topique transcendantale» de la Critique de la raison pure (unité/diversité, convenance/disconvenance, intérieur/extérieur, matièreorme, cf. Critique de la raison pure , «Amphibologie»), ou, encore, une opposition comme continu/discret, que R. Thom et G. Holton mettent au premier rang de la pensée? Remarquons que, dans les Catégories d’Aristote, les oppositions (la contradiction, la contrariété, les relatifs et la privation) sont des post-praedicamenta qui suivent les catégories isolées (praedicamenta ), et que la plupart des autres post-praedicamenta (antérieur/postérieur, génération/corruption, accroissement/décroissement) constituent aussi des oppositions.

On déterminera d’abord le statut de la pensée catégoriale, en donnant une place particulière à la relation entre catégories et langage, pour examiner ensuite sa portée cognitive.

1. Plans de la pensée catégoriale

La pensée grecque fournit des éléments suffisants pour situer la pensée catégoriale dans la connaissance.
a) Rien dans la philosophie grecque classique ne saurait être dit correspondre à la distinction entre ontologie matérielle et ontologie formelle. Il est vrai que l’Un, corrélat de l’Être selon Aristote (Métaphysique , 1003 b sqq.), amène à un entendement particulier de l’Être, car, en tant qu’associé à l’Un, l’Être n’est pas appréhendé comme l’opposé du Non-Être, mais, en tant qu’opposé de l’opposé de l’Un, c’est-à-dire du Multiple. Ainsi s’expliquerait l’unité de l’Être – qui est une propriété formelle. Cependant, l’ontologie d’Aristote demeure foncièrement «matérielle». Au contraire, le ti des stoïciens, que Sénèque traduit par quid et qui constitue le référent ultime de toutes les entités, corporelles ou incorporelles (Lettre VI, 58), pointe vers le aliquid , le «quelque chose» de la liste médiévale des «transcendantaux» (unum , ens , aliquid , verum , bonum ). Il relève du même registre que l’Etwas husserlien (Ideen , I, § 11-14) ou que le Dasein , qui, dans la Logique de Hegel, vient à la suite du Devenir abstrait.

Or la pensée catégoriale se place tout de suite au-dessous de l’ontologie formelle. Ne possédant pas l’universalité abstraite de cette dernière, elle se livre, en outre, à une description de l’expérience , qu’elle saisit dans ses aspects les plus généraux. Chez les stoïciens, ils se trouvent réduits à un strict minimum: substrat ou substance, qualités stables, manières d’être contingentes et manières d’être relatives (cf. Stoicorum Vetera Fragmenta , II, 369 sqq.). Chez Aristote, dans les énumérations plus complètes (Catég. , IV, Topiques , I, 9), ils sont au nombre de dix: la «substance» ou le «quoi», ou «ce-qui-est», et «l’essence»; le «combien»; le «quel»; le «relativement-à-quoi»; le «où»; le «quand»; l’«être-en-position»; l’«avoir» ou «être-en-état»; le «faire»; l’«être-affecté» ou le «souffrir». Telles sont les désignations que traduisent les termes de substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession ou état, action, passion.
b) La pensée catégoriale s’étage elle-même sur des plans différents. Entre l’ontologie formelle et les catégories proprement dites, il convient, en effet, de considérer des couples tels que Identité et Différence, Ressemblance et Dissemblance (Thééthète 185 c ), la Limite et l’Illimité du Philèbe , ou le Même et l’Autre du Sophiste (ce dernier couple frôlant l’ontologie formelle). Aristote distinguera ainsi entre les «dérivés» de l’Être – Même, Autre, Contraire, Différent, Ressemblant (Métaphysique , , 9-10) – et les catégories. Comme l’Être et l’Un, le Même, l’Autre et le Contraire «seront distincts selon chaque catégorie» (Métaphysique , 1018 a 35-39). Ces concepts ont une portée plus générale que les catégories isolées. Ils sont les repères formels de toute description de l’expérience, alors que les catégories contribuent d’une façon beaucoup plus positive à la détermination des êtres. En effet, appliquées à la catégorie sui generis de la substance, quantité, qualité, relation, etc., elles ont une capacité d’identification de l’expérience que les «grands genres» platoniciens ne possèdent pas. Ceux-ci sont davantage des opérateurs de la pensée, ce qui, par ailleurs, leur permet de sous-tendre l’arrangement des tables de catégories. Au sujet de la classification aristotélicienne, Émile Benveniste a noté que la quantité s’oppose à la qualité, l’espace au temps, la position à l’état, l’action à la passion; et Nicolai Hartmann avait déjà opposé substance et relation (Der Aufbau der realen Welt , 1940; dans sa propre table, Hartmann dispose toutes les catégories selon des paires de contraires).

Bref, la pensée catégoriale se place entre l’ontologie ou les eonta et la science de ces êtres. À sa manière, Kant a signalé la nature particulière de la pensée catégoriale. D’une part, les catégories, «concepts primitifs» (Critique de la raison pure , A 81, B 107), fournissent les «conditions de possibilité de toute connaissance» (A 89, B 122) et se révèlent donc omniprésentes, envahissantes, surdéterminées. D’autre part, cependant, ce qui distingue proprement la pensée catégoriale ne réside pas dans le manque de contenus (c’est aussi le cas de la logique), mais en ce que (il en va différemment pour la logique) cette pensée a une vocation de concret (le «schématisme»). Dans un autre langage, on dira que les catégories visent des contenus de la connaissance effective et qu’elles sont aussi sous-déterminées.

2. Les catégories comme heuristique: Charles Sanders Peirce

La sous-détermination des catégories fait que leur fonction est, au premier chef, heuristique. Cela est manifeste dans l’œuvre de C. S. Peirce, où les catégories se révèlent être, selon les mots de Peirce lui-même, «des idées si vastes qu’elles doivent être entendues comme des états (moods ) ou des tonalités (tones ) de la pensée, plutôt que comme des notions définies... Envisagées en tant que numéraux, susceptibles d’être appliquées à tous les objets que l’on veut, elles constituent en réalité de minces squelettes de pensée, ou même de simples mots» (Collected Papers , vol. I, pp. 353-355).

Les catégories peirciennes, en effet, sont des «numéraux»: primité (Firstness ), secondité (Secondness ) et tiercité (Thirdness ). Elles représentent «les éléments de l’expérience» (C.P. , vol. II, p. 84) en général, jouissant d’«ubiquité» (C.P. , vol. V, p. 121) et intervenant toutes en même temps (Peirce critique l’usage kantien des catégories, qui reste «particulier», disjonctif). Bref, les catégories expriment «l’essence même des choses» (C.P. , vol. I, p. 355), tout en étant presque privées d’un sens propre.

Or en ce paradoxe apparent réside la richesse heuristique des catégories. C’est leur universalité pauvre en compréhension qui les rend aptes à orienter les analyses métaphysiques et scientifiques. Peirce situe les catégories entre l’être et la substance , en distinguant donc explicitement ontologie et pensée catégoriale, et en faisant une place à part à la «substance». La primité suggère le phénomène saisi dans sa seule présence (ainsi, une odeur ou une douleur indifférenciée, uniforme), sans l’épaisseur de la durée et en dehors de ses connexions avec d’autres aspects du donné. C’est le registre du feeling , d’une «positivité pure», de la qualité prise en elle-même. Mais ce «sentiment» n’est pas une donnée immédiate de la conscience; son antériorité est, pourrait-on dire, logico-transcendantale. Dans les faits, la Secondité vient d’abord. Elle traduit l’effort et la résistance, le vouloir, la perception, le rapport du sujet à l’objet, la binarité – la relation et non plus la «naïveté» (C.P. , vol. VIII, p. 329) du sentiment. Enfin, la détermination de l’expérience implique la référence à une tiercité, à un interprétant, grâce auquel il devient possible d’individuer et de reconnaître Primité et Secondité: l’identification d’une qualité et la description d’un fait s’obtiennent par l’intermédiaire d’un jugement et présupposent la mémoire et un code. C’est, maintenant, le domaine de la représentation, de la loi, de la conscience synthétique, du concept, de l’habitus ...

Les catégories sont co-présentes et cependant irréductibles. Leur fonction est stratégique et l’ordre même de leur disposition dépend de la finalité des analyses. Ainsi, du point de vue de l’existence , l’ordre des catégories sera le suivant: secondité (action d’un objet sur le sujet), primité (sensation), tiercité (représentation). Mais, du point de vue de l’apparaître , dans une optique phénoménaliste pure, la Primité sera la première, avant la secondité et la tiercité; et, du point de vue du sujet , on aura d’abord la conscience d’une perception et son interprétation (tiercité), ensuite cette perception qu’on interprète (secondité) et, en dernier lieu, par abstraction, les feelings individuels auxquels renvoie la décomposition de la perception (primité). Une étude adéquate et complète, en n’importe quel domaine de l’expérience, doit tenir compte des trois catégories ainsi que de leur primauté respective, selon l’angle où l’on se place.

On trouve là une première description de la réalité, réalisée déjà à la lumière des catégories. Il s’y en ajoute une quantité d’autres, toute la philosophie de Peirce s’organisant, pour ainsi dire, par le truchement des catégories. Celles-ci représentent les classes d’équivalence minimale de dizaines de triades et de sous-triades qui sont à l’œuvre dans les disciplines les plus diverses. L’ontologie, la connaissance, la logique et la psychologie, la linguistique et la théorie générale des signes, la cosmologie elle-même – jusqu’aux caractéristiques du protoplasme et aux niveaux de la physiologie de l’organisme –, tout dans le monde et dans le savoir s’ordonne à la tripartition catégoriale. En effet, au schéma général «manifestation [d’un objet à un sujet] qui l’interprète», correspondent, par exemple et dans le même ordre: le présent, le passé, le futur; la possibilité, le fait, la loi; les relations monadiques, dyadiques et plurielles (réductibles à des relations triadiques); les fonctions expressive, dénotative et explicative du signe; l’icône, l’indice, le symbole; l’abduction, la déduction; la sensibilité, la locomotion, l’habitude, etc. Les catégories sont, simultanément, les emblèmes des déterminations universelles de l’expérience et les guides permettant de dégager ces déterminations.

3. Catégories et langage

Deux positions peuvent être adoptées face aux rapprochements entre catégories de la pensée et catégories grammaticales: soit – en postulant une conaturalité globale de la pensée et du langage – on en retire une confirmation du bien-fondé des théories catégoriales, soit, à l’inverse, on prétendra que les catégories philosophiques représentent seulement des abstractions obtenues à partir des structures linguistiques. Aristote aurait souscrit à la première thèse. Husserl aussi, pour qui le problème d’une «déduction» des catégories ne se pose pas réellement; elles seraient données par une «intuition» originaire et fondatrice (Recherches logiques , VI, § 44-48 et 58-62, et Ideen , I, § 21). De même, les catégories kantiennes – de la quantité (unité, pluralité, totalité), de la qualité (réalité, négation, limitation), de la relation (inhérence et subsistance, causalité et dépendance, communauté ou action réciproque) et de la modalité (possibilité/impossibilité, existence/non-existence, nécessité/contingence) – témoigneraient d’une normativité intrinsèque, puisqu’elles seraient directement calquées sur les fonctions logiques des jugements (Critique de la raison pure , § 9-10). Et, selon V. Brondal, les affinités évidentes entre substance et noms propres, quantité et numéraux, relation et prépositions, qualité et adverbes «contribuent à la caractérisation de l’esprit humain» (Les Parties du discours , 1948, p. 56). En deçà des irrégularités de surface et de la variété des langues, une catégoricité unique présiderait et au langage et à la pensée.

Pour la thèse contraire, les formes expressives des langues se présentent comme étant la raison d’être, nécessaire et suffisante, des cadres catégoriaux. Alors que, écrit B. Whorf, les langues indo-européennes se meuvent autour du contraste nom-verbe et de quelques autres oppositions massives – sujet et prédicat, actant et action, choses et relations, objets et attributs –, il n’en va pas de même pour d’autres langues, par exemple le hopi (Language Thought and Reality , 1956). De son côté, É. Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale , a montré que les six premières catégories de la liste aristotélicienne indiquée ci-dessus correspondent à des formes nominales du grec: les noms (substance), les adjectifs dérivés de pronoms (quantité et qualité), l’adjectif comparatif (relatifs) et les adverbes de lieu et de temps; les quatre catégories qui restent représenteraient des formes verbales: respectivement, le moyen, le parfait, l’actif et le passif. Par ailleurs, la division entre noms propres et noms communs se trouverait à l’origine de la discrimination entre substances premières, les individus, et substances secondes, les genres appartenant à la catégorie de la substance (cf. Catég. , V). En un mot, les théories catégoriales récapituleraient la syntaxe.

Il s’agit là d’un débat encore ouvert. Cependant, aussi bien la démonstration de Benveniste que la thèse Sapir-Whorf prouvent à la fois trop et pas assez. Comme l’a observé Roman Jakobson (Essais de linguistique générale , 1963), la pertinence des figures grammaticales réside seulement en ce qu’elles obligent à certaines formes d’expression. Mais la latitude d’une langue – ce qu’elle peut exprimer – est plus vaste, chaque langue disposant d’une gamme de procédés (morphologiques, grammaticaux, rhétoriques, phonologiques), qui élargissent le stock syntactique de base. Alors, la syntaxe ne serait pas le seul guide linguistique des théories catégoriales. En second lieu, certaines «formes logiques» constantes, qui sont des invariants véritables, semblent structurer les langues, même s’ils ne sont pas toujours immédiatement visibles (cf. N. Chomsky, La Linguistique cartésienne , 1969, pp. 73-77, et Language and Thought , 1968, chap. III). Notamment, la vieille distinction aristotélicienne entre le nom et le verbe (De Interpretatione , 16 b 6), qui désignent respectivement des «schémas de choses» et des «schémas d’actions» – distinction liée à la relation entre le sujet et le prédicat qui signalent respectivement des termes susceptibles et des termes non susceptibles d’un usage indépendant –, est reconstruite dans toutes les langues, lorsqu’elle ne s’y trouve pas donnée originairement (cf. K. Lorenz, Elemente der Sprachkritik , 1970, pp. 221-229); ces reconstructions se font par des moyens divers, comme dans le cas du turc, du chinois, de l’hébreu, du kalispel, du cambodgien, du peul, etc. – voir Le Langage , encycl. de la Pléiade.

Quant à l’argumentation de Benveniste, elle n’aurait été concluante que si la table aristotélicienne des catégories reproduisait exhaustivement les catégories de la langue. Or, cela n’étant pas le cas, la sélection opérée par Aristote a dû obéir à des critères extra-linguistiques (J. Vuillemin, De la logique à la théologie , 1967), comme l’atteste encore l’exclusion, dans la catégorie de la substance, des noms n’exprimant pas l’idée de substance, mais des qualités, etc. (Vuillemin dénombre onze critères qui ont guidé Aristote dans la détermination de l’ensemble des catégories.)

Une légalité plus primitive préexiste à la langue. Il s’ensuit que la «rhapsodie» catégoriale est, dans une large mesure, apparente sinon trompeuse; et l’on ne s’étonnera pas de retrouver la substance, la quantité, la qualité et la relation (les quatre catégories qui ne sont jamais absentes des inventaires d’Aristote) chez Kant, Hegel, Hartmann et d’autres (notons que, si Kant met la substance à l’enseigne de la relation, l’analyse des «analogies de l’expérience» dans la Critique rétablit une indépendance de fait de la substance).

4. Sens et non-sens

C’est parce qu’une catégoricité générique se fait jour dans le langage que l’analyse catégoriale constitue un instrument privilégié dans la détection de l’ambiguïté et du non-sens. Déjà, dans les Catégories , «les choses qu’il y a» (1 a 20), à savoir les universels et les particuliers ou les substances et accidents, se donnent dans le contexte des «choses qui sont dites» (1 a 16) et à l’intérieur d’une recherche qui vise à débusquer les causes de l’équivocité. En thèse générale, la transgression d’une différence catégoriale entraîne la production du non-sens. Comme Wittgenstein l’a écrit, on ne place pas un événement dans un trou. Mais il faut préciser. Les frontières entre les catégories peuvent être incertaines et il peut y avoir des superpositions (par exemple, entre qualités et relatifs – Catég ., 11 a 20-34 – ou entre contraires – Métaph ., I, 4-5) sans que pour autant les propositions perdent leur sens. Inversement, le non-sens n’est pas l’apanage exclusif des erreurs catégoriales. D’un point de vue empirique, une interrogation sur les plumes d’un poisson ou même sur la calvitie du roi de France n’a aucun sens; et, pourtant, on ne commet pas par là une transgression catégoriale.

Or il est frappant que les intersections catégoriales n’aient pas préoccupé Aristote outre mesure. Ce n’est pas une classification rigide de concepts qu’il a cherchée, mais la mise en ordre de l’expérience; et l’équivocité qu’il veut expulser, par l’intermédiaire des catégories, de l’analyse de l’expérience est relativement tolérée en ce qui concerne le choix des catégories elles-mêmes, pourvu qu’elles soient toutes bien déterminées, et des opérateurs appropriés à l’examen de la situation. Quant au second problème, on stipulera que les différences catégoriales se distinguent des autres dans la mesure où le plan catégorial suit immédiatement l’ontologie formelle: les erreurs catégoriales ne découlent que d’infractions commises sur ce plan (dans ce sens, voir M. Thompson, On Category Differences , 1957).

Quoi qu’il en soit, les catégories déterminent les conditions de la signification, en définissant des variables de prédicat que seules certaines classes d’individus sont à même de satisfaire. Sous peine de non-sens, il existera, pour chaque entité, des parcours catégoriaux bien délimités. Cet aspect de la pensée catégoriale fut privilégié par la philosophie analytique, depuis l’introduction, due à Rudolf Carnap, des notions d’isogénie et de sphère d’un objet. La première fixe l’amplitude de la «substituabilité», salva veritate , des objets dans une fonction propositionnelle; et la seconde représente la classe de tous les objets isogènes d’un objet donné. Il y aura «confusion de sphères» toutes les fois que l’isogénie n’est pas respectée (R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt , 1928, § 30; il s’agit d’une généralisation du concept russellien de type logique). G. Ryle a proposé la notion de category mistake avec une intention analogue (The Concept of Mind , 1949).

À cette approche, on a objecté qu’elle sous-entendrait des connaissances empiriques. En effet, pour repérer des infractions aux catégories linguistiques, il faut connaître non seulement les conditions de la «grammaticalité» (la syntaxe) d’une langue, mais aussi les termes de l’acceptabilité sémantique des expressions de cette langue. Les catégories (les classes d’expressions qui sont substituables sans absurdité) sont sémantiques, c’est-à-dire qu’«elles ne résultent pas de l’accouplement impropre des expressions, mais de ce que les expressions signifient» (G. Ryle, Catégories , 1971, p. 180). Et il paraîtrait alors que la détermination des significations d’une langue présuppose la connaissance de toutes les substitutions possibles de toutes les expressions possibles dans tous les contextes possibles. Il s’agirait là d’une tâche impraticable; et, si elle ne l’était pas, qu’ajouterait alors l’analyse catégoriale à la connaissance de fait?

Deux réponses doivent être données. D’abord, ce type d’objection préjudicielle oublie la finalité stratégique des catégories. Pas plus qu’Aristote, Ryle ni la «nouvelle analyse» n’ont prétendu construire une théorie des catégories conçue à l’image d’un système formel. La valeur des catégories est pragmatique, opératoire; et il importe seulement que des parcours catégoriaux relativement stables soient susceptibles d’être identifiés à l’intérieur d’un «univers du discours». Ensuite, à ce savoir empirique, l’analyse catégoriale ajoute de la rigueur. Certes, tout cadre catégorial se trouve informé en permanence par une expérience empirique, mais c’est par ce cadre que l’expérience se dessine avec netteté. C’est là une conséquence directe du chevauchement des catégories et des classifications.

5. Les classifications

Les catégories détruisent l’identité massive et confuse de la totalité. Signifiant des «acceptions de l’être» (Aristote, Métaph. , 1028 a 10 sqq.), elles instillent la complexité là où il ne paraissait y avoir qu’unité, et elles effectuent une classification de l’expérience. Chaque cadre catégorial peut être le point de départ pour des classifications, et chaque classification constitue la version empirique d’une théorie catégoriale.

Catégories et classifications s’enracinent dans la phylogenèse. Les animaux classent leur milieu en fonction de ce qui est nourriture ou non, en fonction de leurs ennemis, de leurs partenaires sexuels, de leurs proies (E. Mayr, Principles of Systematic Zoology , 1969) et «il ne fait aucun doute que les animaux soient capables de classer des objets et des relations selon des catégories abstraites, notamment géométriques» (J. Monod, Le Hasard et la Nécessité , 1970, p. 54). De même, les oppositions semblent se situer au terme d’un processus adaptatif dans le sens d’une différenciation par dualités: «L’œil et l’ouïe transmettent la variable continue de l’intensité du stimulus par des impulsions discrètes [...]». Comme l’a observé Alcméon, «la majorité des choses humaines vont par paires» blanc-noir, doux-amer, bon-mauvais, grand-petit. Nos organes des sens, quand ils reconnaissent des régularités pour tous les aspects de l’expérience à l’exception d’un seul, créent des dichotomies et décident entre deux opposés. Ces opposés sont en quelque sorte adaptés ensemble par le cerveau» (W. S. McCulloch, Why the Mind is in the Head , 1951, p. 44). Les classifications au sens propre réunissent catégories et oppositions. Y jouent directement l’identité et la différence, le même et l’autre, l’antérieur et le postérieur (la relation de précédence); d’une façon plus technique, les systématiques réalisent concrètement la dialectique de l’un et du multiple (une classification représente le rabattement d’une multiplicité de dimensions sur un seul ordre classificateur) et du tout et des parties (cf. Critique de la raison pure , «Architectonique de la raison»).

L’enjeu de ces activités demeure la recherche de l’univocité. Isoler des catégories, classer, opposer, c’est toujours distinguer. Or tout système d’identification de l’expérience doit présenter un certain nombre de traits pour être efficace. S. Körner en a dressé l’inventaire. Ainsi, un cadre catégorial indique d’abord, génériquement (catégorisation), les classes d’objets qu’il comprend. En outre, il contient des principes constitutifs, les attributs permettant de reconnaître chaque entité comme appartenant à l’une des classes d’objets, et d’autres attributs qui à leur tour individuent les objets appartenant à une même classe (S. Körner, Categorial Frameworks , 1970). D’autres descriptions sont possibles; en se réclamant ouvertement d’un «critère catégorial», P. F. Strawson distingue propriétés «spécifiques» et propriétés «caractéristiques», qui correspondent de près aux principes constitutifs et d’individuation (Individuals , 1959). Par exemple, si l’on examine les cinq postulats de Peano pour l’axiomatisation de l’arithmétique – à savoir: (1) 1 est un nombre; (2) le successeur de tout nombre est un nombre; (3) deux nombres ne peuvent avoir le même successeur; (4) il n’est le successeur d’aucun nombre; (5) toute propriété qui appartient à 1 et également au successeur de tout nombre qui la possède appartient à tous les nombres –, il apparaît que (1), (2) et (4), ensemble, ont pour fonction d’indiquer les objets de la théorie (les nombres naturels), alors que (5) a une fonction constitutive et que la fonction de (3) est d’individuation.

Körner énonce encore un quatrième fait, la logique sous-jacente aux cadres catégoriaux, selon qu’elle est plus ou moins rigide. En effet, de très nombreux travaux récents ont mis en relief le fonctionnement d’une pensée constructive et stratégique, proche de la logique intuitionniste, dont les exigences de consistance sont moins sévères que celles de la logique classique, notamment en ce qui concerne le tiers exclu. Cette pensée, on la trouve dans des contextes très divers. Ainsi, dans un mythe enregistré par C. Lévi-Strauss (Mythologiques , I, 1964, p. 90), le jaguar semble fournir la «médiation» entre l’ordre animal et l’ordre humain, mais le passage de l’un à l’autre se fait grâce au mariage du jaguar avec une femme, qu’il va chercher à un village, et qui appartient donc, «déjà», à la culture. À l’autre extrême de la connaissance, le travail scientifique in fieri connaît aussi de fréquentes infractions au tiers exclu (cf. F. Gil, «Opposer pour penser», 1980).

6. Catégories et connaissance

Les catégories sont au service de la différenciation et en cela consiste leur vocation critique, antidogmatique. Cependant, comme tout concept, les catégories établissent aussi des limites à la perception de la variété; en contenant l’hésitation permanente qui découlerait d’une perception hyper-graduée de l’expérience, elles représentent aussi une source d’économie intellectuelle. Moyennant ce double rôle tendanciellement contradictoire – différencier l’unité et intégrer la prolifération des différences –, la pensée catégoriale a une portée adaptative, s’il est vrai, comme l’a écrit le biologiste K. J. Craik (The Nature of Explanation , 1943, chap. VI) que «l’adaptation extrait des variations à partir des intensités absolues, les rend définies et leur donne une position où il y a moins de confusion et d’ambiguïté».

La contention de la différence ne sera néanmoins utile que si elle ne devient pas un obstacle à la discrimination de l’expérience. En synthétisant trop, les catégories risquent d’annuler les différences fines; en réduisant la complexité excessive, elles peuvent aussi réduire excessivement la complexité, car c’est finalement dans le sens du discret et du contraste qu’elles jouent de la manière la plus décisive. Autrement dit, si elle oblitère les différences qu’elle-même institue, la pensée catégoriale deviendra rigide – et inefficace, si elle nourrit l’ambition de se substituer à la connaissance scientifique.

L’histoire illustre autant l’opérativité que le dogmatisme de la pensée catégoriale. Elle fut en Grèce un motif puissant de la théorie logique; et les oppositions ont été le terrain où sont nées et se sont développées la physique et la cosmologie, la biologie et la médecine. Toutefois, le renouvellement de la problématique épistémologique qui s’est produit à partir du XVIe siècle a eu pour effet la désaffection à l’égard des catégories, jugées stériles par les Modernes. Cela est dû à un ensemble de facteurs, et notamment au modèle objectiviste de la nouvelle science; la première conséquence fut l’abandon rapide des problèmes du langage et du sens, qui avaient été au cœur des préoccupations médiévales. La tradition de l’analyse catégoriale ne se ranimera qu’au XXe siècle, en raison d’un nouvel intérêt philosophique porté au langage.

La théorie catégoriale grecque, en effet, restait attachée à un savoir du sensible, dont le découpage aristotélicien représente la description immédiate. Aussi, pour une science qui, dans son principe, rejette la connaissance sensible et disjoint, au contraire, qualités «premières» (qui sont mathématiques et invisibles, mais sont aussi les seules à fournir une connaissance) et qualités «secondes» (sensorielles et sans teneur de vérité), les catégories apparaîtront comme étant «une chose en soy très peu utile», «toute artificielle», et dont l’étude ne servira qu’à «accoutumer les hommes à se payer des mots et à s’imaginer qu’ils sçavent toutes choses, lorsqu’ils n’en connoissent que des mots arbitraires», comme on lit dans la Logique de Port-Royal (I, I, 3). Depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, le mouvement des sciences se dirige en entier vers la réduction de l’ensemble des catégories aux seules catégories de quantité et de relation.

On constate la même perte de vitalité dans les théories systématiques des catégories, et ce ne sera que subrepticement, à l’insu des auteurs eux-mêmes, que la pensée catégoriale continuera d’être prégnante (par exemple, l’opposition actif/passif est au centre de la monadologie leibnizienne). À part deux distinctions décisives – la distinction entre qualités premières et qualités secondes, et une autre entre substance pensante et étendue, qui ont aménagé une structure d’accueil pour la physique mathématique et pour la psychologie de la connaissance – la philosophie moderne n’est pas d’inspiration catégoriale.

L’articulation entre les catégories et la production directe des connaissances se trouvant dorénavant rompue, les essais en vue d’une détermination catégoriale de la connaissance se présenteront, inévitablement, comme dogmatiques. Cela est manifestement le cas chez Hegel, qui met les catégories au service d’une «autodétermination» du concept. Mais le projet kantien d’une fondation catégoriale du savoir (les catégories seraient indispensables «pour tracer le plan du tout que forme une science», Critique de la raison pure , B, 109) a échoué pour des raisons analogues: à l’encontre de ce que Kant prescrit, les sciences modernes ne reposent pas «sur des concepts a priori». À l’inverse, le fait qu’elles puissent se poser comme antérieures à l’expérience apparaît plutôt comme le signe d’une position de repli des théories catégoriales modernes. Cessant de participer à la connaissance positive, elles voudraient en être le préalable absolu. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les «preuves» des analogies de l’expérience dans la Critique – qui devraient constituer la clef de voûte de l’entreprise criticiste – se révèlent tautologiques et circulaires.

La pensée catégoriale ne façonne pas la connaissance en lui apportant des fondements, mais parce qu’elle se traduit par des contraintes de fait qui conditionnent la saisie de l’expérience (par exemple, le continu et le discret ne se laissent pas penser ensemble); et aussi parce que ces contraintes, à leur tour, sont l’occasion de la mise en œuvre de stratégies (par exemple, on tendra à interpréter une même phénoménologie en termes continus ou en termes discrets). Par la place, épistémologiquement dominante, des oppositions, la pensée catégoriale contribue constitutivement à la connaissance. Elle n’est pas uniquement une propédeutique critique qui écarte le non-sens et l’ambiguïté ou qui indique les bonnes questions à poser.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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